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Catégorie : Thématique


LE VIADUC DU TIMBRE CHINOIS À LA JONQUE : FIN D’UNE CONTROVERSE

Rédigé par L'amicale philatélique - Michel Krempper.

L’émission chinoise des séries de timbres dites « à la Jonque »


lundi 2 septembre 2019

Les philatélistes spécialistes de la Chine sont familiers de ces séries de timbres plusieurs fois réémis et largement utilisés durant les vingt premières années de la République chinoise. Rappelons que celle ci fut proclamée le 10 octobre 1911 et son premier Président provisoire élu le 15 février 1912.


Emise en mai 1913, la première série de timbres à la Jonque comporte une large gamme de faciales : ½, 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 et 10 c. Imprimés à Londres par Waterlow & Sons, ces timbres sont dessinés par J. Hatch et gravés par William. A. Grant.


Une seconde série regravée par Grant est imprimée à Pékin (Beijing) et émise le 19 décembre 1914, avec les mêmes faciales plus la valeur 1½. Enfin, une troisième série, également imprimée à Pékin par le Bureau chinois de gravure et d’impression sera mise en circulation entre 1923 et 1933 ([i]) (Fig. 1 à 3).
Les différences se présentent comme suit:

1- Franges sous le cartouche supérieur
- courtes et fines (Londres)
- plus longues et épaisses (Pékin)
- inexistantes (Pékin redessiné)
2 - Ombres dans la rangée de perles au dessus du cartouche supérieur
- présence dans les 2 premiers tirages.
- absence dans le tirage de Pékin redessiné
3 - La vague sous la jonque au dessus du H de China touche la coque de celle-ci sur le tirage de Pékin...
4- Le pilier gauche du pont constitué de trois barres verticales a celle de gauche plus courte que les autres sur le tirage de Londres.


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([i]) Séries visibles avec leurs nuances de couleur sur le site internet http://www.timbresponts.fr Chapitre des ponts ferroviaires qui présente également de nombreux timbres surchargés et différents entiers postaux.

Fig.1(Timbre à 8ct)-Tirage de Londres. Fig.2 - Tirage de Pékin. Fig.3 - Tirage de Pékin redessiné.



Durant cette période 1923-33 de nombreuses surcharges seront apposées. Par ailleurs, la figurine postale servira également sur des entiers postaux (Fig. 4A et 4B).

Fig. 4A Entier postal au type Jonque 1c avec complément d’affranchissement ½ c au tarif intérieur, expédiée de Peking le 28.2.1922. Fig. 4B Carte Postale prétimbrée avec Réponse payée affranchie en complément pour envoi recommandé de Tsingtao pour Maisach, Haute-Bavière le 26.2.1927

D’un point de vue philatélique, ces trois séries ont été très étudiées et les différences distinctives résultant de leurs trois process de fabrication successifs sont bien établies, notamment dans certains catalogues comme celui de Chine édité par Stanley Gibbons.

Trois hypothèses concernant le pont

En revanche, l’illustration elle-même n’a suscité que fort peu de curiosité, étrangement. La figurine comporte deux plans : au premier, une superbe jonque chinoise, toutes voiles déployées qui a donné son nom au timbre. A l’arrière-plan (Fig. 6), se découvre un viaduc ferroviaire, franchi par un train fonçant à pleine vapeur. Pas très net sur les timbres émis à Londres mais parfaitement visible sur les timbres de la 3ème série réémise à Pékin.

Fig. 6 Agrandissement de l’arrière-plan du timbre à la Jonque.



La présence de cet ouvrage sur ces timbres a donné lieu à différentes interprétations.


La première se rencontre dans l’une des nombreuses études philatéliques publiées par le très sérieux Smithsonian National Museum de Washington. Relayée sur internet dans différents forums tel celui de Delcampe /philatélie, cette thèse est toujours la plus répandue. Mais comme beaucoup d’informations circulant sur le web, elle présente le grand défaut de « tourner en boucle », chaque internaute se contentant de la répéter d’un site à l’autre, souvent sans vérification critique aucune. Ainsi, notre pont ferroviaire n’aurait d’autre fonction que symbolique : son association à la jonque n’étant qu’une allégorie de l’opposition modernité- tradition. Si cette interprétation comporte sans doute une part de vérité, elle n’en est pas moins insuffisante, comme on le verra ci-après.


Le « Guide Mondial des timbres erronés » publié il y a quelques années sous la direction de Jean-Pierre Mangin fourni une autre hypothèse, bizarre. Avec l’autorité qui sied au Président d'alors de l’Académie Mondiale de Philatélie et à un ouvrage édité par la maison Yvert et Tellier à partir de contributions de collectionneurs, l’auteur anonyme de la notice consacrée aux timbres à la Jonque présente ceux-ci en deux phrases, brèves :
"La célèbre série "Jonque chinoise" de 1913 montre en arrière-plan un pont de chemin de fer. Au moment de cette émission, cet ouvrage n'était que pure imagination, puisqu'il ne fut mis en service qu'en 1937". Apparemment, le rédacteur ne semble pas avoir été surpris qu’un pont mis en service en 1937 ait pu être dessiné sur un timbre-poste émis vingt-quatre ans plus tôt ! Sauf à considérer que ce pont, supposé « imaginé » en 1912/13 ait, plus tard, pu servir de « modèle » à un architecte ferroviaire ? Supposition évidemment farfelue, les concepteurs d’ouvrages d’art ayant bien d’autres sources d’inspiration qu’une simple figurine postale. La notice du Guide mondiale ne constituerait-elle pas plutôt un exemple typique d’une vraie-fausse erreur philatélique ?


C’est pour notre part la conclusion à laquelle nos recherches ont conduit. Car le fameux viaduc existait bel et bien au moment de la gravure du timbre, et ce dès la première émission de 1913. Il est parfaitement localisé et son histoire a pu être reconstituée : elle mérite d’être contée, ce qui permettra de comprendre les différentes versions.


Le pont ferroviaire sur le Fleuve Jaune à Jinan, Province du Shandong


Le catalogue dédié aux timbres mondiaux de chemins de fer par l’éditeur munichois Michel, indique que nous sommes en présence du Viaduc ferroviaire de Luo Koo. Mais encore ? Sur quelles informations se fondent ses auteurs ?


En fait, ce lieu : Luo Koo est proche de Tsi Nan (pinyin Jinan), localité de l’Est de la Chine (36° 43’ N, 117° 02’ E), capitale de l’importante Province du Chan Toung (pinyin Shandong) bordée par le Golfe de Bohai et la Mer Jaune, dans laquelle se jette le fleuve éponyme.


Ce fleuve, (pinyin Huang-He, WG Hwangho), au tracé capricieux a plusieurs fois changé de lit au cours des siècles. Depuis 1853, un incident géologique l’a conduit à emprunter celui du Fleuve Ji avec qui il se confond depuis. Jinan (pinyin) signifie donc « au sud (Nan) du Ji ».[i]



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[i] ) Il existe plusieurs systèmes de transcription phonétique en écriture latine des noms propres chinois. Depuis 1979, le mode officiel de romanisation est le pinyin qui a remplacé les anciens systèmes Wade-Giles (utilisé par les anglo-saxons) et EFEO (utilisé par les francophones) qui avaient cours au moment des faits ici relatés. Dans cet article a été adopté le mode EFEO (Ecole française d’Extrême-Orient), la transcription en pinyin étant précisée entre parenthèses. Ceci pour faciliter la lecture des documents joints.

Fig. 7 Plan de la Cité de Tsi Nan (Jinan) intra-muros en 1915, tracé de la ligne du Shandong Railway et localisation de la Gare ferroviaire sur une carte d’époque.


Le chemin de fer est arrivé dans cette région au début du 20ème siècle. Une première ligne est tracée depuis la ville côtière de Ts’ing Tao (pinyin Qingdao, all. Tsingtau) à l’époque important comptoir allemand, avec un Gouverneur nommé par Berlin ([i]). Les trains atteindront Tsi Nan (Jinan) en 1904, date d’ouverture d’une première gare à l’architecture prussienne et seront exploités sous le régime d’une concession accordée à la Schantungbahn (Compagnie ferroviaire du Shandong, Shandong Railway), à capitaux majoritairement germaniques, accessoirement britanniques (Fig. 7- 8).


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([i] ) Pour l’anecdote, mentionnons une autre marque de la présence allemande dans cette région : il s’agit de la brasserie Tsingtao, créée en 1903 à Qingdao, devenue aujourd’hui la première du pays et grande exportatrice.


Fig.8 Cachet commémoratif des cent ans du Chemin de fer du Shandong et de l’ouverture de la Gare ferroviaire de Tsi Nan (Jinan).


En même temps, on entame dans cette partie de la Chine la construction de deux autres lignes : L’une, au Sud de Tsi Nan (Jinan), en direction de Nanking (pinyin Nanjing) et Chang Haï (pin. Shanghai), par Pukou ; de l’autre, vers le Nord en direction de Tien-Tsin (pin. Tinjin), et par-delà cette localité, vers Péking (pinyin Beijing) distante de 497 km (Fig.9).

Fig. 9 Le Nord-Est de la Chine selon l’Atlas classique Schrader et Gallouedec, 1925 Sur cette carte les noms de lieux sont romanisés selon le système EFEO en vigueur à l’époque.


C’est ce dernier tronçon, réalisé par la Compagnie du Chemin de fer de Tien-Tsin (pin. Tinjin) à Pukou à capitaux allemands également, qui va requérir le franchissement du Fleuve Jaune. Le site choisi est celui de Luo Koo, aujourd’hui banlieue de la capitale provinciale du Shandong, dans une zone où le lit du fleuve était à l’époque certes très large mais peu profond. ([i])


Le pont construit par les ingénieurs de Berlin sera du type pont-poutre à éléments multiples en treillis d’acier posés sur piles maçonnées. Sa longueur totale atteindra 1256 mètres. Il supporte une voie unique et est mis en service en 1912. Relativement bas, l’ouvrage est doté de travées tournantes pour permettre le passage des bateaux, Tsi Nan (Jinan) étant aussi un important centre de batellerie traditionnelle.


Ainsi, en constatant l’importance des intérêts germaniques dans cette première partie de l’histoire, on comprend mieux la curiosité portée des philatélistes allemands à l’égard du timbre à la Jonque et surtout du pont dessiné sur son arrière-plan. D’autant que via le Transsibérien les implantations germaniques dans la région disposent d’une relation ferroviaire continue avec la capitale du Reich. Très tôt après la première émission, les catalogues allemands préciseront donc la localisation du Pont à la Jonque. L’étonnant est que les autres collectionneurs ne se soient pas davantage intéressés à l’illustration de la figurine. Mais cette histoire comporte une seconde partie.


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[i]) Signalons que les travaux de régulation entrepris en amont du fleuve par la République Populaire dans les années 1960/70 ont sensiblement réduit la largeur du lit du Hoang- Ho. En même temps, les importants pompages d’eau tout au long de son parcours en ont fait baisser fortement le niveau, au point de mettre périodiquement le fleuve à sec en aval de Tsi Nan (Jinan).


Fig. 10 Carte Postale des années 1910 : pont de Mandchourie, de la même facture que le franchissement du Fleuve Jaune dans son état originel.


En effet, après la première Guerre Mondiale, l’Allemagne perd ses concessions chinoises au profit du Japon qui, du coup, fait main-basse sur les compagnies ferroviaires. Bien que rendues officiellement à la Chine en 1922, celles-ci ne cesseront d’intéresser le Haut-Etat-Major japonais qui prépare l’attaque majeure de 1937/38 et l’extension de l’Empire Showa à toute la Chine.


Dès le 3 mai 1928, à l’occasion de ce que les historiens des conflits en Extrême-Orient dénomment « l’incident de Jinan » et la « 3ème attaque du Shandong », le Japon prend militairement le contrôle d’une partie de la magistrale ferroviaire Péking - Nanking et par delà Chang-Haï (pinyin Shanghai), c’est à dire du tronçon traversant la province dont Tsi Nan (Jinan) est la capitale. Déchirées par les luttes armées entre « Seigneurs de la guerre », partagées elles-mêmes entre fractions rivales, les autorités chinoises s’avèrent trop faibles pour empêcher quoi que ce soit. D’autant que certains de ces seigneurs locaux – et notamment les maîtres du Shandong - sont ouvertement ou secrètement acquis aux japonais et soutenus par eux.


Dans ce contexte particulièrement troublé, le Viaduc ferroviaire de Tsi Nan – Luo Koo, quasi-trentenaire fini par être endommagé. Mais, compte-tenu de l’importance stratégique de ce franchissement du Fleuve Jaune, il fera rapidement l’objet d’un renforcement et d’une modernisation, indispensables à la poursuite des offensives terrestres nippones vers le Sud : en direction de Nanking (Nanjing), devenue capitale du Kouo-min-t’ang (pinyin Guomindang) de Tchang Kai-Chek (Jiang Jeishi) et de Chang-Haï, massivement attaqués en novembre 1937. A cette occasion, les piles du pont de 1912 servant d’appui aux éléments métalliques sont confortées de manière à permettre le dédoublement de la voie unique mise en place à l’origine.


Fig. 11 Etat actuel du Viaduc, photo de Christina Soerensen, diffusée sur son blog: http://www.christinasoerensen.blospot.com.




Ce deuxième pont, issu de la rénovation sur place de celui de 1912 a traversé la Seconde Guerre Mondiale et est visible dans son état actuel sur différentes illustrations.


Fig. 12 Carte postale contemporaine, éditée par la Shanghai Peoples Fine Art Publishing House : vue aérienne du Fleuve Jaune dans la région de Jinan et du viaduc ferroviaire.

Fig. 13 Etat actuel du Viaduc, photo de Christina Soerensen, diffusée sur son blog.



Il est donc très probable que c’est à ces travaux de modernisation et de renforcement de 1937/38 que l’on doit la notice erronée du « Guide Mondial des timbres erronés », son auteur ayant sans doute confondu reconstruction partielle et construction initiale.


Les deux générations de l’ouvrage présentent certes des différences. Si les deux sont des ponts-poutres métalliques à treillis triangulés, appuyés sur des piles maçonnées, avec chacun une travée tournante pour permettre la navigation sur la Fleuve Jaune, le second pont, structurellement plus homogène, a été monté avec des éléments cantilever – terme d’ingénieur qui désigne les montages en consoles – moins nombreux car plus espacés. Mais ce sont là des différences techniques de second ordre qui n’ont rien changé ni à la localisation ni à la fonction de base du viaduc, assurée sans discontinuité depuis 1912 : permettre aux trains circulant sur la grande artère ferroviaire Nord-Sud : Péking – Tien-Tsin – Nanking – Chang-Haï le franchissement du Fleuve Jaune à Tsi Nan (Jinan) dans le secteur de Luo Koo, tout en laissant ouvertes les possibilités de navigation grâce à des travées tournantes. Le pont de 1937/38 est bien le prolongement de celui représenté sur les timbres à la Jonque.


La démonstration absolue et définitive de la présence du pont ferroviaire sur le Huang Ho dès 1913 est attestée par la carte postale présentée ci-dessous (également visible chez sur le site web de Michel Wagner timbresponts à la fin de l’article consacré au Timbre à la Jonque).


Cette carte oblitérée de 1913 représente le pont de Jinan, ce qui prouve qu’il existait bien au moment où a été créé et émis le timbre à la Jonque sur lequel ce pont figure en arrière-plan.


On notera son titre en allemand et anglais qui nous rappelle que c'est par une compagnie germano-britannique la Compagnie ferroviaire "Die SchantungBahn" (allemand) ou "Shandong Railway" (anglais), que fut construit l'ouvrage, dans une région alors largement dominée par les intérêts prussiens à partir de la colonie de Qingdao (pinyin) à l'époque Tsingtau." ...


A noter qu’en piniyn le Fleuve Jaune s'écrit Huang-He et non plus Huang Ho comme indiqué sur la carte postale.


Fig.14 Carte postale du Pont de Jinan en 1913.


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