
Contrairement à l’illustration des deux premières valeurs en centimes de la série livienne du 13 décembre 1941, le décret ministériel ne disait pas à quelle image en particulier le dessinateur devait ou pouvait « s’inspirer » pour illustrer les deux dernières valeurs, l’une exprimée en centimes (50+25) et l’autre en lires (1,25+1,00 lires). Dans le cartouche inférieur de ces valeurs est cette fois inscrite la citation : IUSTUM EST BELLUM QUIBUS NECESSARIUM (Une guerre qu’on est obligé de faire est une guerre juste)11. Le législateur demandait seulement que, pour être conforme à cette citation, l’illustration montrât des « légionnaires romains qui, debout fermement sur leurs jambes, attendent sans crainte l’attaque de l’ennemi » (fig. 4a, fig. 4b, et fig. 4.1b pour notre détail). Nous avons recherché en vain une image qui soit la plus proche possible de l’illustration réalisée par le dessinateur Corrado Mezzana. Le musée de la Civilisation romaine lui-même (à Rome) à qui nous avons adressé notre demande d’aide n’a pas été en mesure de nous satisfaire.
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Comme nous l’avons fait pour la citation inscrite sur les deux premières valeurs en centimes de la série, et toujours pour éviter de tomber dans le piège de la constante propagande du régime fasciste, nous allons maintenant situer brièvement cette seconde citation livienne dans son contexte. Le propos de l’historien romain selon lequel « iustum est bellum quibus necessarium » est célèbre et souvent détourné de son sens premier quand il s’agit de notamment préciser la notion de ce qui est « juste ». Chez les Romains, bellum iustum ne signifiait pas guerre juste, mais guerre légitime, c’est-à-dire déclarée et menée selon des règles précises, fixées sous l’égide des dieux. De plus, « le juste du moment » n’est pas forcément celui que l’on croit ou veut-on faire croire, car dans le texte de Tite-Live, les mots prononcés sous forme de discours par la victime ne sont pas mis dans la bouche d’un Romain, mais dans celle du chef de l’armée samnite, Gaius Pontius qui, de retour de son inutile ambassade auprès de l’ « insupportable orgueil » romain avide de « boire jusqu’à la dernière goutte d[u] sang [des Samnites] et [les] torturer jusqu’à la mort », pousse les siens à la reprise de la guerre contre les Romains dans les termes suivants :
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« “Si le faible ne dispose d’aucun droit face au puissant, eh bien moi, je trouverai un recours auprès des dieux, vengeurs de cet insupportable orgueil, et je les prierai de détourner leur colère sur ceux qui n’ont pas trouvé suffisant d’avoir récupéré leurs biens et en plus quantité d’objets qui ne leur appartenaient pas, oui, ceux que la mort des coupables, la remise de leur cadavre, l’extradition suivie de la confiscation des biens n’ont pas satisfaits, à moins que nous ne les laissions boire jusqu’à la dernière goutte de notre sang et nous torturer jusqu’à la mort. Une guerre qu’on est obligé de faire, Samnites, est une guerre juste ; les dieux donnent raison à celui qui prend les armes du moment qu’il ne lui reste plus d’espoir que dans les armes. Il est de la plus haute importance pour les êtres humains de savoir qu’ils agissent avec l’accord des dieux ou contre leur volonté : si vous avez fait les guerres précédentes contre les dieux plus encore que contre les hommes, ce sont les dieux eux-mêmes, soyez-en sûrs, qui conduiront celle qui menace”. »12 |
Comme cela arrive le plus souvent quand le faible doit plier genoux devant le puissant, les Samnites paieront le prix fort, comme Tite-Live le racontera dans la suite de son récit, en deux temps : bientôt pris dans le piège samnite, les Romains subiront certes dans un premier temps la fameuse humiliation du passage sous les fameuses Fourches Caudines (321 av. J.-C.), mais avant de se reprendre et de finalement imposer leur loi impérialiste.
Sur le plan symbolique, le visuel de ces timbres de 50+25 centimes et de 1,25+1,00 lires qui « montrent deux légionnaires romains qui, fermement debout jambes écartées, attendent sans crainte l’attaque de l’ennemi [fig. 4a et fig. 4b] » provoque en nous la surprise, due à la contradiction que nous inspire l’exigence du législateur ordonnant ici une image belligérante où le temps est comme suspendu pour ces « deux légionnaires romains […] qui attendent […] l’attaque de l’ennemi », alors que dans les deux premières figurines de la série exprimées en centimes (20+10, et 30+15) le même législateur avait voulu une image belligérante conforme à ce que l’on l’attendait de la part d’un agresseur qui fait la guerre « pour qu’il n’y [ai]t pas dans le monde entier de pouvoir inique », à l’instar de ce que fait la « masse renversante de légionnaires romains qui avance irrésistiblement sous la conduite d’un Empereur à cheval ».
11. TITE LIVE, Histoire romaine, IX, 1, 10 ; GF-Flammarion, 2019, p. 278.
12. Id.
Mais qui est donc le véritable agresseur ? Et qui est le véritable agressé ? L’agresseur n’est-ce pas l’Italie qui, depuis qu’elle a voulu la guerre, l’a déclarée aux U.S.A. le 10 juin 1941 ? Que signifie alors cette posture défensive des deux légionnaires à laquelle semble tenir le législateur fasciste, qui fait qu’elle inverse le rôle des parties belligérantes, où l’attaquant se met dans la position de l’attaqué ? Mais voilà une posture qui est vieille comme le monde et, bien sûr, toujours d’actualité au moment où nous écrivons : celle de l’agresseur qui accuse l’agressé d’agression ! Avec comme résultat, pour ce qui concerne l’Italie fasciste, qu’elle paiera chèrement son audace.
Nous avons pu constater comment dans les courtes inscriptions situées sur les parois intérieures du passage central de l’Arc de Constantin, le « général » (l’imperator) se présentait en libérateur et non en conquérant : il avait délivré la Ville (Rome) de l’occupation (conformément à l’inscription LIBERATORI URBIS, au libérateur de la ville) et rétabli la paix (conformément à l’inscription FUNDATORI QUIETIS, au fondateur de la paix) !
Or, c’est ce que proclamait solennellement aussi, au-dessus de la baie centrale de l’Arc de Constantin (fig.8), l’inscription principale qui occupe la place principale de l’attique, identique sur les deux faces. Elle dit, sur huit lignes :
IMP[eratori] CAES[ari] FL[avio] CONSTANTINO MAXIMO
P[io] F(elici) AVGUSTO S[enatus] P[opulus] Q[ue] R[omanus]
QVOD INSTINCTV DIVINITATIS MENTIS
MAGNITVDINE CVM EXERCITV SVO
TAM DE TYRANNO QVAM DE OMNI EIVS
FACTIONE VNO TEMPORE IVSTIS
REMPVBLICAM VLTVS EST ARMIS
ARCVM TRIVMPHIS INSIGNEM DICAVIT
(Au pieux et heureux empereur César Flavius Constantin le Grand, Auguste, parce que, sous l’inspiration de la divinité et par grandeur d’esprit, avec son armée et de justes armes [IVSTIS ARMIS, le souligné est de nous], en un seul coup décisif, il a vengé l’État sur le tyran [Maxence] et toute sa faction, le Sénat et le peuple romain dédient cet arc en signe de son triomphe).

Précisons que pour certains commentateurs les mots instinctu divinitatis (« sous l’inspiration de la divinité ») sont une allusion à la vision que Constantin aurait eu du dieu des Chrétiens au cours de la campagne, et qu’il fut victorieux au pont Milvius grâce au signe de la croix qu’il avait fait inscrire sur les boucliers de son armée. Et notons que l’ennemi vaincu n’y est pas mentionné nommément, mais seulement par une référence indirecte au « tyran », selon une terminologie qui, avec l’image d’une « guerre juste », justifie l’assassinat d’un dirigeant illégitime et donc la guerre civile déclenchée par Constantin contre son collègue Maxence. Celui-ci, après qu’il avait été proclamé Auguste par les prétoriens et le Sénat, avait été déclaré usurpateur par les tétrarques 13. Confirmation du dicton selon lequel l’histoire est écrite par le vainqueur (Constantin) : le prince vaincu (Maxence) sera présenté comme un tyran cruel et lâche, un « faux Romulus », ennemi de Rome. Proches de notre conclusion, et dans la continuité du fil de notre propos concernant l’autoproclamé héritier de l’empire romain et aspirant velléitaire aux honneurs des gloires anciennes, observons aussi l’illustration des figurines suivantes, émises par le régime mussolinien. Elles sont agrémentées par les inévitables inscriptions caractéristiques de la logorrhée fasciste et l’Arc de Constantin y apparaît comme image idéologique de référence :
– Dessinée par le peintre Giuseppe Rondini (1885-1955), la première est celle d’une des deux valeurs de poste aérienne par exprès (de couleur carmin), extraite d’une émission fleuve dont l’office postal fasciste avait le secret. Elle a été mise en circulation le 6 septembre 1934 pour l’Italie (fig. 9), puis en décembre de la même année dans des couleurs différentes et surchargées pour la colonie des Îles Italiennes de l’Égée (fig. 9.2, de couleur verte), afin de célébrer le centenaire de l’institution de la médaille à la valeur militaire. Dans cette illustration, l’Arc de Constantin surgit comme une apparition au fond de la Via dei Trionfi (la Rue des Triomphes), avec le Colisée à sa droite, tandis qu’au premier plan et au milieu de la voie avance vers nous l’inscription qui est censée posséder un pouvoir thaumaturgique, chère au régime : « IL SOLCO DELLA GLORIA [Le sillon de la gloire] » (fig. 9.1).
13 Tétrarchie : système de gouvernement de l’Empire romain mis en place par Dioclétien au IIIe siècle pour faire face aux invasions barbares. Il consiste en la division de la direction de l'empire entre, d'une part deux empereurs (les augustes), d'autre part deux lieutenants, successeurs désignés des augustes (les césars).
![]() Fig. 9 |
![]() Fig. 9.2 |
![]() Fig. 9.1 |
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Fig. 9 : Timbre de poste aérienne par exprès extrait de la série émise par et pour l’Italie le 6 septembre 1934 pour célébrer le premier centenaire de l’institution des Médailles à la Valeur Militaire, illustré avec l’Arc de Constantin et portant l’inscription « Le sillon de la gloire » sur la chaussée de la Via dei Trionfi à Rome.
Fig. 9.1 : Détail de la Via dei Trionfi avec l’inscription « Le sillon de la gloire » au premier plan.
Fig. 9.2 : Timbre de poste aérienne par exprès extrait de la série émise par l’Italie et surchargée pour les Îles Italiennes de l’Égée en décembre 1934 pour célébrer le premier centenaire de l’institution des Médailles à la Valeur Militaire, illustré avec l’Arc de Constantin et portant l’inscription « Le sillon de la gloire » sur la chaussée de la Via dei Trionfi à Rome.
– Dessinée par Corrado Mezzana, la seconde illustration est celle d’un des quatre timbres de poste d’usage courant (de couleur bleue), extraite d’une émission (comportant aussi une cinquième figurine, mais de poste aérienne). Elle a été mise en circulation le 1er juillet 1935 (fig. 10) au profit des Œuvres de la MVSN (la très fasciste Milice Volontaire pour la Sécurité Nationale), uniquement pour l’Italie. Les légionnaires du régime fasciste sont représentés en train de défiler sous la baie centrale de l’Arc de Constantin, « SUR LES TRACES DES LÉGIONS D’ANTAN », conformément à l’inscription qui est placée dans le cartouche inférieur au premier plan (fig. 10.1). Accolées à ce cartouche, les petites inscriptions – « 1er février 1923 [date suivie, en caractères encore plus petits, de la date de l’ “EF” {ère fasciste}, la Ière] » (côté gauche, au-dessus de « Lire ») et « 1er février 1935 [date suivie, en caractères encore plus petits, de la date de l’ “EF” {ère fasciste}, la XIIIème » (côté droit, au-dessus de « 1.25+0.75 » lires) –, sont mises pour signifier la célébration du 12e anniversaire du décret de loi du 14 janvier 1923 qui avait établi l’institution de la MVSN.
![]() Fig. 10 |
![]() Fig. 10.1 |
Fig.10 : Timbre émis le 1er juillet 1935 « Pro Opera Previdenza Milizia » (Pour les Œuvres de la Milice), d’après l’inscription supérieure du timbre. Les miliciens défilent sous la baie centrale de l’Arc de Constantin.
Fig. 10.1 : Dans le cartouche inférieur : détail de l’inscription « Sur les traces des légions d’antan », et, sur les côtés de ce même cartouche, la date du 22e anniversaire de la MVSN.
A ce stade de notre réflexion, on objectera que les faits anciens comme les plus récents évoqués par nous ne racontent que de vieilles histoires d’autres temps et d’autres mœurs !
Mais est-on vraiment sûr qu’elles le soient à ce point, dès que l’on fait des rapprochements de ceux-là avec bien des événements très brûlants de notre monde actuel ? Force nous est de constater l’inépuisable perpétuel recommencement de l’histoire et l’inutilité de ses leçons. Cela à l’instar de ce à quoi nous renvoient par exemple de récents timbres-poste émis par l’Ukraine du président Volodymyr Zelinsky envahie le 24 février 2022 par la Russie de Poutine, qui évoqueront à leur tour aux générations futures des faits qui, tout bien considéré, ressemblent comme deux gouttes d’eau à ceux que nous venons d’évoquer en nous fondant sur l’émission livienne du 13 décembre 1941voulue par un régime fasciste italien à la recherche d’inexistantes justifications pour ses guerres impérialistes prétendues « justes », et pour cela même considérées comme « nécessaires » ! En essayant de démêler le vrai du faux – entre ceux qui font l’histoire, ceux qui la racontent, et ceux qui la réécrivent –, on dévoilera forcément alors ce qui se cache derrière l’image du timbre aujourd’hui mondialement connu, dessiné par l’artiste Boris Groh (né en 1994 en Crimée), faisant référence à un épisode survenu sur l’île des Serpents le 25 février 2022, quand une poignée de soldats ukrainiens avait répondu avec un doigt d’honneur aux forces navales russes qui lui demandaient de se rendre. Créé en mars, ce timbre a été mis en vente le mardi 12 avril suivant, deux jours seulement avant la destruction du croiseur amiral russe Moskva qui, touché par deux missiles Neptune de fabrication ukrainienne, repose maintenant au fond de la Mer Noire (fig. 11 et détail fig. 11.1).
![]() Fig. 11 |
![]() Fig. 11.1 |
Fig. 11 : Timbre d’Ukraine émis le 12 avril 2022. Conflit Ukraine-Russie. Le Militaire ukrainien de l’île aux Serpents faisant un doigt d’honneur au croiseur lance-missiles russe Moskva (Y&T, n° 1610).
Fig. 11.1 : Timbre d’Ukraine émis le 12 avril 2022, détail du doigt d’honneur.
En ce mois d’avril 2025, nous n’irons pas au-delà de ce simple constat sur l’actualité dont les historiens détailleront et interpréteront les faits en même temps que des timbres les illustreront, en faisant la part des choses entre information et désinformation, à savoir, que : depuis le 24 février 2022, la guerre est réapparue en Europe avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie du président Vladimir Poutine, décidé à soumettre « une nation qui n’existe pas ! », selon ses mots ; et que le monde entier est déstabilisé par les U.S.A du revendicatif et erratique 47e président Donal Trump ; pendant que le non moins revendicatif président chinois Xi Jinping reste aux aguets en attendant son heure pour réaliser les inquiétantes conquêtes territoriales de sa « république [dite] populaire ». Chacun d’eux prétextant que ce qu’il envisage, fait ou réclame pour sa cause est « juste et légitime », et qu’il faut donc en passer par là afin qu’une « paix durable », sa paix, advienne sur terre.
En détournant le sens des citations liviennes de l’émission postale italienne du 13 décembre 1941, le pouvoir fasciste italien n’avait dit, ni fait autre chose.
« Le timbre est aujourd’hui le moyen figuratif de propagande le plus concis et le plus concentré », disait l’historien de l’art italien Federico Zeri dans le propos avec lequel nous avons ouvert notre article. Quant aux timbres « indicateur[s] très précis de situations politiques et culturelles » que nous avons brièvement évoqués en les considérant dans « [leurs] connotations les plus valables et significatives », reconnaissons qu’ils sont en effet des documents d’histoire à part entière, l’exacte expression du monde inquiétant façonné par l’homme dans lequel ils apparaissent. Ils ne sont pas que de simples et jolies figurines aseptisées d’un monde qui, lui, n’est et ne sera jamais aseptisé.
Force est aussi de constater que l’histoire est un éternel recommencement, entrecoupée par d’inutiles « plus jamais ça ! » dont l’homme use et abuse pour cacher son incapacité à les traduire dans la réalité du quotidien.
Les timbres, qui sont de redoutables gardiens de mémoire aux multiples facettes, ne demandent qu’à être interrogés.