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Catégorie : Histoire et Actualité Postales


Les inutiles leçons de l’Histoire !

Sur fond de célébration philatélique du bimillénaire de la naissance de Tite-Live
par le régime fasciste italien, le 13 décembre 1941 (Première partie).

(Antoine Sidoti)


lundi 1 septembre 2025

La fonction du timbre est d’affranchir la correspondance dans le but de la faire remettre au destinataire par l’intermédiaire des services postaux publics ou privés. Les philatélistes s’intéressent, chacun à sa manière, aux divers aspects de ce petit morceau de papier dentelé ou non dentelé, gommé ou non gommé, au format parfois surprenant, neuf ou oblitéré ou sur lettre, et à bien d’autres données dites techniques. Le timbre peut notamment être aussi considéré et jugé d’un simple point de vue esthétique, comme une gravure ou une estampe plus ou moins artistique ; et cependant, d’après l’éminent historien de l’art italien Federico Zeri (1921-1998), dans son étude sur Les timbres italiens : graphique et idéologie des origines à 1948 :

       
« Une telle lecture ne tiendra pas compte de sa riche (et pratiquement infinie) série d’allusions, de symboles, de références, ni ne se souciera d’en révéler le sens premier : celui d’être un indicateur très précis de situations politiques et culturelles. Mais de même que l’interprétation des grandes œuvres figuratives, – qu’il s’agisse de peintures ou de sculptures, d’architectures ou de gravures –, est partielle lorsqu’elle est menée sous le seul et exclusif aspect formel [...] aboutissant à une succession de textes figuratifs détachés de la réalité historique et reliés entre eux par un réseau abstrait de relations stylistiques et d’évolutions de formes. Ainsi, la lecture du timbre, si elle est menée unilatéralement sous l’aspect graphique exclusif, reste sourde et aveugle à ses connotations les plus valables et significatives. En réalité, le timbre est aujourd’hui le moyen figuratif de propagande le plus concis et le plus concentré, presque une affiche murale réduite au strict minimum, d’où le substrat social et politique se révèle avec une extrême clarté et signification¹. »
(Les italiques sont de nous).


Bref, le timbre-poste est un document d’histoire à part entière, digne donc d’être interrogé et analysé dans toutes « ses connotations les plus valables et significatives ». C’est ce que nous nous proposons de faire ici-même brièvement sur la base de la célébration philatélique du bimillénaire de la naissance de Tite-Live par le régime fasciste italien, le 13 décembre 1941.

Avant cette célébration philatélique livienne, s’était tenue à Rome sur un fond impérialiste affiché, entre le 23 septembre 1937 et le 6 novembre 1938, une des expositions phare du régime fasciste : la Mostra Augustea della Romanità, inaugurée et fermée « dans la forme la plus solennelle » en présence de Mussolini. La visite de l’exposition, dans laquelle Tite-Live occupait une place d’honneur, commençait dès la façade ajoutée du palais, sur les côtés de laquelle étaient inscrites six citations (libellées en italien) extraites (de gauche à droite) d’œuvres de Tite-Live ainsi que de Cicéron, Pline l’Ancien sur l’aile gauche, d’Aelius Aristide, de Tertullien et Saint Augustin sur l’aile droite (fig. 1). Réalisée uniquement pour l’occasion, cette façade ajoutée devait cacher la façade originale de style néoclassique qui avait été inaugurée en 1883 (fig. 1.2) mais était considérée par le régime comme non représentative de la modernité de l’art monumental fasciste qui était censée rappeler la « romanité » dont le fascisme se considérait comme l’héritier.



A gauche,
Fig.1


A droite,
Fig.1.2
Fig. 1 : Palais des Expositions, Rome. La façade mastoc fasciste de la Mostra Augustea della Romanità était flanquée par six citations d’auteurs anciens (Carte postale, Istituto Nazionale LUCE). Les trois inscriptions de l’aile latérale gauche sont (de gauche à droite) : de Tite-Live, Cicéron et Pline l’Ancien ; tandis que le trois inscriptions de l’aile latérale droite sont (de gauche à droite) : d’Aelius Aristide, de Tertullien et Saint Augustin.
Fig. 1.2 : Palais des Expositions, Rome. La façade néoclassique construite d’après un projet de Pio Piacentini (1846-1928), inaugurée en 1883 (fig. 1.1) et cachée à l’occasion de la Mostra Augustea della Romanità.


C’est donc par cette porte mastoc que le visiteur pénétrait dans l’exposition, accueilli en même temps qu’il était conditionné d’emblée ; et c’était déjà une immersion dans le thème de la manifestation organisée certes en l’honneur du premier empereur de Rome, mais aussi du « nouveau César », alias « nouvel Auguste » Mussolini. Car les six citations des dits auteurs anciens qui se voulaient un hymne à l’impérialisme romain, sorties de leur contexte, devaient servir l’idéologie au pouvoir. Cela à l’image de la première d’entre elles, celle qui, extraite de l’Histoire romaine de Tite-Live, était placée tout à gauche de l’aile gauche de la porte d’entrée du palais (fig. 1.1).


Fig. 1.1 : Palais des Expositions, Rome. Sous la quadruple inscription REX (placée à gauche de trois discrets faisceaux de licteur) de l’aile latérale gauche de la façade, la première de ces trois citations (« C’è nel mondo un popolo che a sue spese, con sua fatica e suo rischio combatte per la libertà altrui… ») est extraite de l’Histoire romaine de Tite-Live.
     



Nous reviendrons plus bas dans le détail sur cet extrait de Tite-Live et aussi sur un second du même auteur, – sur lesquels il est question de « pouvoir inique », de « guerre [parfois] nécessaire » parce que « juste », et de « paix juste » (mais pour qui ? et pourquoi ?) –, quand nous aborderons les quatre valeurs de l’émission postale livienne du 13 décembre 1941 : pour constater que leur sens est détourné par la propagande mussolinienne.

Entre temps, dans son élan impérialiste prétendu « irrésistible », Mussolini avait « libéré » l’Éthiopie avant de « libérer » l’Albanie pour les placer sous le sceptre de Victor-Emmanuel III (roi d’Italie entre le 29 juillet 1900 et le 9 mai 1946) : la première, entre le 2 mai 1936 et le 5 mai 1941 ; la seconde, entre le 16 avril 1939 et le 3 septembre 1943. Ce qui avait permis au « Duce du fascisme », un an avant l’ouverture de la Mostra Augustea della Romanità, d’annoncer le 9 mai 1936, « après quinze siècles, la réapparition de l’empire sur les collines fatales de Rome² », considérée par les historiens comme « le moment de plus large adhésion au régime [le fameux consensus] et également le moment d’apogée du mythe de la romanité »³. Et de son côté, l’Allemagne nazie avait « libéré » l’Autriche en l’annexant au Reich allemand le 12 mars 1938. Puis, à l’issue de la conférence de Munich du 29 au 30 septembre 1938, le président du Conseil français Édouard Daladier, le Premier ministre britannique Neville Chamberlain et le Duce du fascisme Benito Mussolini avaient signé des accords de « paix juste » réclamée par Adolf Hitler qui devaient permettre au Führer de « libérer » les territoires tchécoslovaques qu’il convoitait, peuplés majoritairement d’Allemands ethniques (les Sudètes), également en les annexant au Reich nazi : en scellant par la même occasion le sort de la jeune petite république tchécoslovaque en tant qu’état indépendant et, cela, en l’absence du fondateur et président de la Tchécoslovaquie, Edvard Beneš, non invité à la conférence ! Or, en cédant aux menaces d’Adolf Hitler dommageables pour la stabilité et la paix dans le monde, mais convaincus d’avoir « sauvé la paix », Neville Chamberlain et Édouard Daladier venaient de confirmer le dictateur allemand dans sa conviction qu’il pouvait tout se permettre ; et en rentrant chez eux, l’un à Londres et l’autre à Paris, ils y avaient été vivement acclamés. Salué comme « le sauveur de l’Europe », Mussolini avait été accueilli triomphalement tout au long du parcours de son retour en Italie où, à son arrivée à Rome dès l’après-midi du 30 septembre, depuis le balcon central du Palais de Venise, il avait adressé ce très bref discours « à l’immense foule » (littéralement, « alla folla oceanica », à la foule océanique) qui l’avait acclamé « par un immense cri de joie » :

« Camarades !
      Vous avez vécu des heures mémorables. À Munich, nous avons œuvré pour LA PAIX SELON LA JUSTICE [littéralement : “A Monaco noi abbiamo operato per LA PACE SECONDO GIUSTIZIA]. N’est-ce pas là l’idéal du peuple italien ? [Les capitales sont de nous]»⁴.


Ce que le Ministère de la Culture Populaire (en abrégé, MinColPop) se chargera de traduire sur la couverture d’un des cahiers scolaires des jeunes italiens ⁵ : dominant le monde de son immense stature, ses mains théâtralement posées sur les flancs (fig. 2) et ses pieds plantés à côté de l’inscription Monaco (Munich) à mi-distance de l’Axe Roma-Berlino qui avait été proclamé le 1er novembre 1936 (fig. 2.1), sa tête tournée vers l’inscription en noir du coin supérieur gauche placée dans l’exact prolongement de la bouche du Duce, le « sauveur de la paix » est en train de prononcer les trois mots historiques extraits dudit discours du 30 septembre 1938 : « Pace secondo giustizia » (La paix selon la justice ; fig. 2.2).


Fig 2.1  
                    

  Fig 2 

  Fig2.2
Fig. 2 : Couverture du cahier scolaire postérieure à la conférence de Munich (29-30 septembre 1938).
Fig. 2.1 : Détail de la couverture du cahier scolaire : l’Axe Rome-Berlin en passant par Munich.
Fig. 2.2 : Détail de la couverture du cahier scolaire avec l’inscription « Pace secondo giustizia »
(La paix selon la justice).



Malgré ces efforts de prétendue « paix juste », la Seconde Guerre mondiale venait de commencer, voulue par l’Allemagne nazie, à laquelle Mussolini se joindra le 10 juin 1940 en déclarant la guerre de l’Italie aux U.S.A., depuis le balcon du Palais de Venise à Rome.

Dans ce contexte de folie impérialiste nazi-fasciste à laquelle le Japon se joint le dimanche 7 décembre 1941 en attaquant la flotte américaine dans la rade de Pearl Harbor, à Hawaii, et alors que l’Italie peinait (le mot est faible… !) à s’imposer sur les champs de bataille, l’Office postal du royaume émettait le 13 décembre 1941 une série de quatre timbres, commémorative du bimillénaire de la naissance de Tite-Live, officiellement établie en deux étapes :

I. – D’abord, par décret royal du 17 octobre 1941, n° 1206, ainsi libellé (pour l’essentiel) :

« Victor-Emmanuel III par la grâce de Dieu et la volonté de la nation Roi d’Italie et d’Albanie, Empereur d’Éthiopie, […] avons décrété et décrétons :

Art. 1. L’émission de quatre timbres commémoratifs pour le bimillénaire de la naissance de Tite-Live est autorisée, dans les valeurs de L. 0,20 (+ L. 0,10 de surtaxe), de L. 0,30 (+ L. 0,15 de surtaxe), de v L. 0,50 (+ L. 0,25 de surtaxe) et de L. 1,25 (+ L. 1 de surtaxe).

Art. 3. Les caractéristiques techniques des timbres indiqués seront précisées dans un décret ultérieur. »

II. – Puis, par décret ministériel du 20 janvier 1942, ainsi libellé (quasiment in extenso) :

« Le ministre des Communications [alias des Postes et Télégraphes, Giovanni Host Venturi], en accord avec le ministre des Finances [Ottavio Thaon Di Revel], vu le décret du 17 octobre 1941, n° 1206, qui autorise l’émission de timbres spéciaux commémorant le bimillénaire [de la naissance] de Tite-Live [conformément à l’intitulé inscrit dans le cartouche supérieur de ces figurines] ; […]

Décrète :


Les timbres du Bimillénaire de Tite-Live, émis dans les valeurs de centimes 20+10 ; 30+15 ; 50+25 ; L. 1,25+1,00, sont au format papier de millimètres 24x40 et au format d’impression de millimètres 21x37.

Ces timbres sont imprimés en héliogravure sur du papier blanc avec un filigrane clair de la Couronne Royale.

Les timbres de 20+10 et 30+15 centimes ont au centre une vignette représentant une masse renversante de légionnaires romains qui avance irrésistiblement sous la conduite d’un Empereur à cheval [fig. 3a et fig. 3b] ; l’illustration s’inspire du relief de Trajan qui se trouve, mutilé, à l’intérieur de l’Arc de Constantin et illustre l’expression extraite des Décades [alias, “Histoire romaine”] de Tite-Live : Ne quod toto orbe terrarum iniustum Imperium sit, placée en bas au centre, en caractère romain [fig. 3.1b]. Les armoiries de l’État sont à gauche de cette devise et la valeur en chiffres est à sa droite [fig. 3.1b] ; en haut, au-dessus de la vignette, il y a la légende : “Poste Italiane – Bimillenario di Tito Livio”.

Les timbres de 50+25 centimes et de 1,25+1,00 lires montrent au centre une vignette représentant deux légionnaires romains qui, fermement debout jambes écartées, attendent sans crainte l’attaque de l’ennemi [fig. 4a et fig. 4b] ; l’image illustre l’expression extraite des Décades [alias, “Histoire romaine”] de Tite-Live : Iustum est bellum quibus necessarium, placée en bas au centre, en caractère romain [fig. 4.1b]. Les armoiries de l’État sont à gauche de cette devise et la valeur en chiffres est à sa droite [fig. 4.1b] ; en haut, au-dessus de la vignette, il y a la légende : “Poste Italiane – Bimillenario di Tito Livio”.

Les timbres sont imprimés dans les couleurs suivantes : 20c.+10c., rouge ; 30c.+15c., brun ; 50c.+25c, violet ; 1,25L.+1L., bleu foncé. »


     Fig. 3a     

Fig. 3b

Fig. 3.1b

     Fig. 4a     

Fig. 4b

Fig. 4.1b



Fig. 3a/b et 4a/b Emission commémorative du bimillénaire de la naissance de Tite-Live. Illustrations de Corrado Mezzana. Fig. 3.1b et 4.1b : Détail des cartouches où sont reproduites les citations extraites de l’Histoire romaine de Tite-Live.

Le destinataire de ces surtaxes – non précisé par le décret ministériel – était l’Istituto di studi romani (Institut d’études romaines, fondé le 21 mars 1925), dont le magazine Roma, – qui avait commencé ses publications en 1923, avant la fondation de l’institut lui-même –, deviendra l’organe officiel du fascisme. Le culte de la romanità professé par cette publication affirmait notamment, avec des simplifications déformantes, la continuité impériale et la Rome fasciste, et aussi que :

      « Le rappel des conquêtes romaines est parfois au service des prétentions nationalistes et, plus tard, encourage et justifie les conquêtes coloniales : dans cette optique, la conquête de l’Éthiopie est considérée comme le retour de l’Empire romain et le Duce est glorifié comme un nouveau César ou un nouvel Auguste⁶ ».


Également non précisées par le décret ministériel : chaque figurine portera l’inscription « IST. POL. STATO – OFF. CARTE VALORI » (Istituto Poligrafico dello Stato - Officina carte valori = l’Imprimerie Nationale, sur le côté gauche de sa marge inférieure blanche) ; et aussi, inscrite sur la même ligne blanche à droite, l’indication « MEZZANA » (1890-1952), patronyme du dessinateur des timbres à qui l’administration des Poste et Télécommunication italienne rendra un double hommage en 1990, à l’occasion du centième anniversaire de la naissance de ce « peintre et plus grand dessinateur italien de timbres des années Trente et Quarante » : quand elle publiera un volume illustré de 128 pages intitulé L’arte del francobollo⁷ (fig. 5) et, le 16 décembre de la même année, émettra un timbre imprimé en héliogravure illustré avec l’autoportrait de l’artiste (Fig. 5.1).



Fig. 5 à gauche : Couverture du livre L’arte del
francobollo. Corrado Mezzana, publié en 1990
par l’administration des Poste et Télécommunications.

Fig. 5.1 à droite : Timbre illustré avec l’autoportrait de
Corrado Mezzana, émis le 16 novembre 1990 pour la 5e
journée de la philatélie, à l’occasion du 90e anniversaire
de la naissance de ce « peintre et plus grand dessinateur
italien de timbres des années Trente et Quarante ».


Nous avons réussi à identifier « le relief de Trajan qui se trouve, mutilé, à l’intérieur de l’Arc de Constantin » à Rome, dont Corrado Mezzana était fermement invité à « s’inspirer » par l’autorité ministérielle du décret pour la réalisation des vignettes des deux premières valeurs de la série. Rappelons tout d’abord que l’arc de Constantin a été inauguré en 315 apr. J.-C., qu’il commémore la victoire du pont Milvius où Constantin avait battu son rival Maxence, et qu’il comporte des fragments prélevés sur des monuments plus anciens qui prennent une nouvelle signification dans le contexte constantinien visant à évoquer l’image d’un dirigeant pieux et victorieux. Cette précision permet de comprendre pourquoi la sculpture qui a « inspiré » Corrado Mezzana montre la conquête d’un village de la Dacie⁸ par la cavalerie et l’infanterie romaine de l’empereur Trajan. Placée dans le côté ouest de la paroi intérieure du passage central de l’Arc de Constantin (fig. 6 ; et fig. 6.1 ), sous l’inscription « LIBERATORI URBIS » (“au libérateur de le Ville”, Rome) – qui n’est cependant pas utilisée par le dessinateur (fig. 6.2, notre détail de l’inscription) –, et bien que dégradée, « mutilé[e] », son image est reconnaissable.




   Fig. 6   



     Fig. 3.2b  



     Fig. 6.1   



     Fig. 6.2  

Fig. 6 : Arc de Constantin, à Rome, côté ouest de la paroi intérieure du passage central. « Scène représentant une masse renversante de légionnaires romains qui avance irrésistiblement sous la conduite d’un Empereur à cheval » : la sculpture montre la conquête d’un village de la Dacie par la cavalerie et l’infanterie romaine de l’empereur Trajan.
Fig. 6.1 : détail de la sculpture originale, « mutilée », correspondant à l’image du timbre illustré par Corrado Mezzana.
Fig. 3.2b : détail de la scène centrale du timbre représentant une masse de légionnaires romains qui avance irrésistiblement.
Fig. 6.2 : détail de l’inscription LIBERATORI URBIS (au libérateur de le Ville) qui, non reproduite sur les timbres liviens, dans la sculpture de l’Arc de Constantin est placée au-dessus de la « scène représentant une masse renversante de légionnaires romains qui avance irrésistiblement sous la conduite d’un Empereur à cheval ».


En rapprochant l’illustration centrale des timbres (fig. 3a, fig. 3b, et fig. 3.2b) de notre détail de cette sculpture « mutilée » (fig. 6.1), nous retrouvons l’original dont Corrado Mezzana s’est inspiré : à condition de redresser légèrement la sculpture, de rendre le javelot au bras droit du cavalier, de remodeler le cornicen (joueur de cornu, l’instrument à vent tubulaire en métal long qui s’enroulait autour du corps du joueur dans une forme ressemblant à un « G » majuscule). Il avance sur le fond à droite de l’image avec son cornu ; tandis que sur le côté gauche, bien que « mutilé », le signifer (porte-enseigne) est reconnaissable d’emblée, comme l’est aussi le vaincu à genoux et courbé sous le cheval du cavalier (l’imperator, ou général).

Le complément naturel de l’image de cette figurine postale illustrée par Corrado Mezzana aurait pu être la scène sculptée qui se trouve sur le côté est de cette même paroi intérieure du passage central de l’Arc de Constantin (fig. 7). Et cependant, elle n’apparaît ni ne pouvait raisonnablement apparaître dans l’émission postale anniversaire livienne pour servir de propagande ; cela à cause de l’histoire qu’elle raconte : l’empereur Trajan qui entre vainqueur dans la Ville (Rome), porteur de la « juste paix [romaine] » –, comme le proclame l’inscription sous laquelle elle est placée, « FUNDATORI QUIETIS [au fondateur de le paix] », celle donc du « libérateur », le vainqueur (fig. 7.1, détail). En effet, de quelle guerre gagnée et de quelle « juste paix [fasciste] » aurait pu se prévaloir le Duce du fascisme le 13 décembre 1941 ?


 A gauche,  
 Fig.7  

  A droite, 
  Fig.7.1 
Fig. 7 : Arc de Constantin, à Rome, côté est de la paroi intérieure du passage central. Surmontée par l’inscription FUNDATORI QUIETIS (au fondateur de le paix), la sculpture montre l’empereur Trajan qui entre vainqueur à Rome.

Fig. 7.1 : Détail de l’inscription FUNDATORI QUIETIS (au fondateur de le paix), placée au-dessus de la sculpture. Côté est de la paroi intérieure du passage central de l’Arc de Constantin.

    En présentant plus haut la façade mastoc fasciste ajoutée de la Mostra Augustea della Romanità (fig. 1), nous avions annoncé que nous reviendrions plus bas sur la première des trois citations inscrites à gauche de sa porte d’entrée monumentale, quand il serait question de l’émission livienne du 13 décembre 1941. Nous y voilà ! Nous disions qu’il s’agissait d’une citation de Tite-Live. Extraite de l’Histoire romaine de cet auteur majeur de la littérature latine – les dénommées Décades évoquées dans le décret ministériel –, la citation disait in extenso :

« Il y avait sur la terre un peuple [les Romains] qui, en dépensant son argent et sa peine, en affrontant les périls, faisait la guerre pour la liberté des autres et qui ne rendait pas ce service à des nations limitrophes, ou très voisines ou à des habitants de son continent, mais qui traversait les mers pour qu’il n’y eût pas dans le monde entier de pouvoir inique [NE QUOD TOTO ORBE TERRARUM INIUSTUM IMPERIUM SIT], pour que partout la justice, les lois divines et humaines fussent les plus puissantes. »

    Nous avons souligné la traduction en français de la version livienne, qui était libellée en italien sur la façade de la Mostra Augustea della Romanità (fig. 1.1), et nous avons aussi mis entre crochets « en caractère romain », conformément au décret ministériel, le texte de la citation latine inscrite sur les deux premières valeurs postales exprimées en centimes : 20+10 et 30+15. La question que nous posons est : quel était le sens premier de ce propos de l’historien romain s’il n’était pas détourné par la propagande du régime fasciste ? Insérés dans leur contexte, ces mots sont prêtés par Tite-Live aux habitants de Corinthe dans leur discours de remerciement au consul romain Titus Quinctius Flaminius (229 av. J.-C.–174 av. J.-C.), en 196 av. J.-C. Le général (imperator) Flaminius venait de l’emporter sur le « pouvoir inique » de Philippe V de Macédoine à la bataille de Cynoscéphales en Thessalie (197 av. J.-C.) et, aux Jeux isthmiques de 196 av. J.-C., alors que « pratiquement personne ne croyait que les Romains abandonneraient la Grèce entière », il venait de proclamer « la liberté » des cités grecques (Corinthiens, Phocidiens, Locriens, île d’Eubée, Magnètes, Thessaliens, Perrhébiens et Achéens de la Phthiotide). Les mots cités sont donc mis par Tite-Live dans la bouche d’un patriote pour qui la généreuse Rome « faisait la guerre pour la liberté des autres » dans le but louable de leur apporter justice et paix. Sauf que l’histoire dira aussi comment cette libération prétendument altruiste et désintéressée se transformera au fil du temps en une longue domination romaine sur la région. Et précisons aussi que la citation de l’historien romain était reproduite à l’indicatif présent dans la version italienne de la façade du palais de l’exposition, textuellement : « C’è nel mondo… [etc… : voir fig. 1.1] », autrement dit : « Il y a sur la terre un peuple qui […] fait la guerre pour la liberté des autres et qui […] traverse les mers… », et non conformément au contexte de l’original latin comme le rend parfaitement la traduction au temps passé adoptée par nous. C’est certes un détail mais qui n’est pas anodin pour autant, car il permet à l’émetteur de la série de s’approprier, en l’actualisant, le sens du texte livien afin de l’inscrire dans une vision favorable au régime mussolinien en 1941.

(A suivre…)     



1 Federico ZERI, I francobolli italiani : grafica e ideologia dalle origini al 1948 ; dans Storia dell’Arte italiana, ouvrage collectif en XII volumes, vol. IX (« Grafica e immagine »), tome Ier (« Scrittura, miniatura, disegno »), Torino, Giulio Einaudi, 1980, p. 290.

2 Mussolini, Opera omnia, Firenze, La Fenice, vol. 27, p. 269, dans les mots proches de la conclusion du discours prononcé à Rome, depuis le Palais e Venise, le 9 mai 1936, entre 22h30 et 22h45.

3 Renzo De Felice & Emilio Mariano (A cura di), Carteggio D’Annunzio-Mussolini (1919-1938), Milan, Arnoldo Mondadori, 1971, p. LX.

4 Mussolini, Opera omnia, op. cit., vol. 29, p. 166.

5 Luigi Marrella, I Quaderni del Duce tra immagine e parola, Taranto, Barbieri, 1995, p. 168, illustration n° 165. Couverture illustrée par A. Rigorini. Édition U.V.Q.

6 Antonio La Penna, Il culto della romanità nel periodo fascista. La rivista “Roma” e l’Istituto di studi romani.

7 Administration des Poste et Télécommunication, L’arte del francobollo. Corrado Mezzana, Bologna, 1990.

8 Territoire correspondant approximativement aux actuelles Roumanie, Moldavie et aux régions adjacentes.