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Catégorie : Histoire et Actualité Postales


Le Pigeongramme codé de 1871


lundi 1 septembre 2025

Collectionneur des courriers entrants et sortants dans le département de l’Oise pendant les deux années 1870 et 1871, mon attention a été attirée par un pigeongramme acquis lors d’une vente aux enchères à Genève.

Qu’est-ce qu’un pigeongramme ?
Le pigeongramme nait avec la guerre de 1870 / 1871.
Le 7 Octobre 1870, Léon Gambetta, alors Ministre de l'Intérieur, quitte Paris assiégé en ballon. La délégation du gouvernement se replie à Tours dès le 9 septembre 1870, puis à Bordeaux le 9 décembre 1870.

Dès le 4 Novembre 1870, le transport de dépêches par pigeons voyageurs est mis en place. Trois cent deux pigeons (d'autres sources citent le nombre de 409) seront embarqués par ballons dans des paniers d'osier. La plupart de ces pigeons appartiennent à des particuliers parisiens qui, par patriotisme, les mettent au service des autorités.

Exemple de fixation d’un pigeongramme dans un petit tube, sur une des maitresses plumes de la queue d’un pigeon.



Arrivés à Tours (ou Bordeaux), ils sont équipés de petits étuis contenant des "microfilms" de 3 à 4 cm sur collodion (support transparent fabriqué à base de nitrocellulose, d'éther et d'alcool). Les pigeons sont ensuite relâchés au plus près de Paris et censés retrouver leurs points de départ parisiens. Mais seule une cinquantaine de pigeons parviendront à destination. A l'arrivée, on place les films de collodion entre deux plaques de verre et on projette le tout sur grand écran à l'aide d'une lanterne magique "Dubosq". Les textes sont ensuite soigneusement recopiés puis acheminés aux différents destinataires.

              
Pigeongramme et image représentant le mode de lecture et de transcription du texte.



Ce pigeongramme est écrit sur un papier pelure (67mm x 104mm), légèrement fixé sur un carton par une charnière; il spécifie par une mention manuscrite à la plume qu’il a été trouvé sur un pigeon voyageur « tombé » à Beaumont dans l’Oise en janvier 1871.
Ensuite la mention au crayon indique : « De la part de E. Gilbert » suivie en dessous, « Offert à Mr. Doigneau par le Capitaine Gilbert 15-9-36.



L’entête du pigeongramme, apprend qu’il est destiné au Préfet de Lille par le Gouverneur de la Ville de Paris le 17 janvier 1871.
Parmi les 302 pigeons sortis de Paris par ballons montés, seuls 59 revinrent dans Paris assiégé. De nombreux pigeons voyageurs avaient été amenés de Roubaix et Tourcoing, importantes cités industrielles de l'époque, permettant d'envoyer du courrier vers ces villes.
Cela laisse supposer que des pigeons d’origine lilloise ont été acheminés par voie terrestre vers la capitale pour ensuite y être utilisés. Les pigeons retrouvant eux-mêmes leurs lieux d’élevage.

Le Gouverneur de Paris d’alors est le Général Louis-Jules TROCHU (1815-1896), il a été Président du gouvernement de la Défense nationale du 4 septembre 1870 au 17 février 1871.
Concernant l’identité du préfet de Lille, elle est plus difficile à cerner car il y a eu sept préfets en six mois pendant cette période ! Néanmoins, il est probable qu’il s’agisse d’Achille Testelin qui a été nommé, le 6 septembre 1870, Préfet du Nord, puis, le 30 septembre, Commissaire de la Défense nationale.
Le début du texte manuscrit est en clair et commence sur une note positive : « Nous arrivons sous le bombardement au quatrième mois de siège. Nous tenons ferme, ». La presque totalité du restant du message est une suite de groupe de quatre chiffres codés.



En fait, de quel langage codé s’agit-il ?
Sur ce point, les liens philatéliques ont fonctionné ! Je me suis interrogé pour savoir où je pourrai trouver ce que le Gouverneur nomme : « ancien chiffre des préfets » et qui m’aiderait a déchiffrer cette missive. J’en parle autour de moi et un marchand haut savoyard me dit : je connais celui qui peut t’aider, c’est Alexandre, voici son contact. Quelques échanges plus tard, Alexandre me donne très gentiment la clé de la transcription !
Je le cite : « Pour répondre à votre question sur la méthode, il s'agit d'un chiffrement par répertoire où chaque mot correspond à son équivalent "chiffré". C'est une méthode très classique de cryptographie qui a été très largement utilisée jusqu'au début du XXème. »

« Elle est très difficile à craquer... à moins que les répertoires ne tombent entre de mauvaises mains, ce qui était quasiment toujours le cas. Ce chiffrement est particulièrement fragile car les entrées sont par ordre croissant et par ordre alphabétique! Autrement dit, même avec un répertoire incomplet, on peut assez souvent arriver à reconstituer les entrées à partir des mots qui précèdent et des mots qui suivent. »

Comment Alexandre a-t-il réussi à trouver les correspondances ?
En ce qui concerne manière dont je m’y suis pris pour reconstituer (partiellement encore) le répertoire utilisé : tout est parti d'une dépêche de Gambetta annonçant la reddition de Bazaine en ces termes : "Nous vous avons annoncé la trahison de Bazaine", dépêche que l'on trouve assez "fréquemment" en vente. (Et que l’on peut consulter sur le site « archive.org »).
Par chance, cette dernière se trouve dans sa version "claire" sur différents supports des archives nationales et j’avais au dos du document, le début de ce texte qui devait être connu à l'époque où les premiers pigeongrammes se collectionnaient. Par conséquent, il ne restait plus qu'à faire correspondre chaque occurrence chiffrée avec le mot, la syllabe ou la lettre correspondante. Patience et tâtonnements sont les maîtres mots. Mais la faiblesse de codage de ce répertoire réside dans le fait que les mots sont classés par ordre alphabétique.
Par conséquent, la reconstitution est assez facile par rapport aux répertoires qui ont été utilisés sur la même période, avec des "entrées" par ordre aléatoire (ce qu’on appelle "répertoire incohérent").
Pour être clair, voici un extrait du répertoire utilisé sur le message :

1793        DOUBLE
1793DOU
1793DOUZE


Si, dans un texte, se trouve le chiffre 1794 – que je n’ai encore jamais rencontré - on sait que le mot commence forcément par "DOU" et on peut essayer de le "deviner" par le contexte. Mais "DOU" aurait dû se trouver avant "DOUBLE", mais il est probable que les répertoires contenaient des entrées "vides" pour laisser les protagonistes libres de définir ce qu'ils voulaient y faire correspondre et c'est souvent le cas d'entrées "syllabiques" qui se retrouvent ainsi au milieu d'un ordre alphabétique. Alexandre possède un scan d'un répertoire télégraphique de cette époque qui emploie le même procédé.
Autre faiblesse du procédé : la plupart des messages mêle les parties en clair et parties chiffrées. Il "suffit" de chercher la partie en clair sur un site d'archives comme « archive.org » pour obtenir le texte complet. Bien entendu, cela ne fonctionne pas systématiquement, mais la plupart des messages chiffrés avec ce répertoire sont référencés, en particulier s'il s'agit d'échanges entre Gambetta et Favre.

Les systèmes à répertoire.
C'est Antoine Rossignol (1600-1682), grand spécialiste des codes et du décryptement, qui est considéré comme l'auteur des premiers grands répertoires désordonnés, tel le « Grand Chiffre » de Louis XIV qui résistera plus de deux cents ans au décryptement.
Il existe, entre autres, différents types de répertoires dont voici des exemples :



Les répertoires ordonnés :
Les listes sont ordonnées numériquement ou alphabétiquement.
Dans les répertoires ordonnés, on utilise la même table pour chiffrer et déchiffrer.

Les répertoires incohérents :


Le déchiffrement du pigeongramme.
Voici la partie de répertoire ordonné qui m’a été envoyé par Alexandre  :



Pour le 5397, voici les entrées qui précèdent et qui illustrent les syllabes/lettres intercalaires que j’évoquais un peu plus haut:

5381  TOLERANCE        5385  TOUS
5394TOUCHER5395TOUJOURS
5397TOURS5399TOUR
5409U5411UE


Le 5397 = TOURS est certain car il revient assez fréquemment dans les échanges! Une adaptation au sens général peut être faite en corrigeant la transcription en TOUS.

Ce qui donne quand on le met en face la transcription :


Le texte transcrit du pigeongramme devient alors :

« Gouverneur au Préfet de Lille
Ancien chiffre des Préfets
Paris 17 janvier

Nous arrivons sous le bombardement au quatrième mois de siège. Nous tenons ferme, mais tous nos approvisionnements vont nous manquer vers la fin du mois. Après demain, j’avertirai la partie disponible de l’armée et de la garde nationale. Je ferai sur les lignes ennemies l’effort du désespéré. Quoiqu’il arrive nous finirons dignement et j’espère V??? pour le pays la longue série de nos efforts. Dites cela à Faidherbe et s’il se peut à Chanzy ».
Replaçons ce pigeongramme dans son contexte historique.

Lorsqu’il est envoyé, et probablement abattu aux environs de Beaumont, la capitale ne peut plus compter sur le secours de la province.

En effet, voici la situation générale: Le 23 novembre 1870, Léon Gambetta nomme Louis Faidherbe général de division et lui confie le commandement de l’armée du Nord. Sa contre-offensive sur Amiens échoue à la bataille de Villers-Bretonneux, le 27 novembre 1870.
À la bataille de l'Hallue des 23 et 25 décembre et à celle de Bapaume, le 3 janvier 1871, il ne parvient pas à exploiter l'ouverture qu'il s'est créée et finalement, ne peut empêcher l'irruption allemande vers Paris à la suite de la bataille de Saint-Quentin. En janvier 1871, il bat en retraite à l'abri des places fortes de Cambrai et Lille.

Le 6 décembre 1870 le Général Chanzy est nommé commandant en chef de la seconde armée de la Loire. Il arrête un temps l'offensive allemande à Villorceau (Loiret) ; mais il ne peut progresser et se replie sur Vendôme, puis sur Le Mans où son armée est battue au Mans les 10 et 11 janvier 1871. Il se retire alors sur Laval le 16 janvier et sur la rive droite de la Mayenne, où le trouve l'armistice du 28 janvier 1871.

L’armée de l’Est enfin, avec le Général Bourbaki, est arrêtée le 17 Janvier à Héricourt (Haute-Saône), puis repoussée sur Besançon, avant d’être contrainte de se réfugier en Suisse où elle est désarmée. (voir sur ce sujet l’article publié dans le Lien Philatélique n°143 d’avril 2025).

Notre pigeongramme est vraiment intéressant de par sa valeur historique qui relate l’état d’esprit dans lequel se trouvait le gouverneur… Les informations données par le gouverneur de Paris au Préfet de Lille ne sont pas réjouissantes et préfigurent de la difficulté de rompre le siège.
Comme annoncé dans ce pigeongramme, deux jours plus tard, le 19 janvier 1871, le Général Trochu lance une offensive sanglante et désespérée vers le Mont Valérien et Buzenval qui se solde, malgré l’effet de surprise, par un nouvel échec.
Le cessez le feu intervient le 28 janvier 1871 à 20 h 40.

Article écrit à quatre mains par Alexandre Pillon et Bruno Debove

Sources et documentations :
Site du Musée de la Poste : https://collections.museedelaposte.fr
Site des chemins de mémoire : https://www.cheminsdememoire.gouv.fr/fr/le-pigeongramme
Catalogue spécialisé Yvert et Tellier des timbres de France Tome 1
Livre des valeurs et cotations des années 1870 – 1871 de Gerard Lheritier – 2008
Site : https://www.apprendre-en-ligne.net/crypto/codes/index.html
Site : https://armeehistoire.fr/siege-de-paris-1870/
Site : Wikipedia

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