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Catégorie : TAAF et Polaire


Spitsberg “Correspondance Spéciale”
La carte-lettre de 1900.

Rédigé par J. Grillot.


lundi 1 avril 2024

Ces cartes-lettres comptent probablement parmi les documents postaux les plus étranges de la philatélie du Spitzberg. Elles ont été spécialement produites pour un nombre limité de touristes du Spitzberg en 1900. Elles méritent certainement leur place dans les catalogues, car elles portent une étiquette de valeur et sont donc de véritables entiers postaux polaires, pas de simples cartes postales.

Fig. 1 : Le fac-similé du timbre rectangulaire,
porteur d’une valeur 100.


Le panneau d'adresse non illustré situé sur la face externe de cette carte pliante indique en français « Correspondance Spéciale / 1900 / Spitsbergen via Tromsø – Nordkap », et « Spitsbergen. Aux soins de Mr. le Consul Joh. H. Giæver, / Tromsø (Norvège) » (Fig.2).

Même s’il semble que l’intention était d’utiliser le bureau de M. Giæver comme point de rassemblement des cartes, en fait, nombre d’entre elles ne portent pas de trace d’un voyage à Tromsø en 1900.

En préambule, il convient d’ajouter que Johannes Holmboe Giæver (1844-1920), agent des compagnies maritimes Norddeutscher Lloyd (NDL) et Hamburg America Line (HAL), basé à Tromsø, a joué un rôle important dans la philatélie du Spitzberg et a été lui-même à l’origine de nombreuses émissions, directement ou indirectement. On peut en conclure que ces cartes-lettres ont été produites avec sa participation d’une manière ou d’une autre, sinon directement. Il a été très largement impliqué, en tant qu'entrepreneur, autant qu’on le trouve, dans les recherches sur d'autres émissions liées au Spitzberg.

Ces cartes apparaissent rarement sur le marché philatélique. On peut donc supposer que leur nombre est limité à quelques centaines. Certes, si l'on considère le nombre d'habitants de Norvège et du Spitzberg à cette période, un tirage de 1 000 exemplaires n'est pas anormal, et pourtant ces cartes apparaissent moins fréquemment que d’autres émissions équivalentes.
Quel que soit le document émis, il y a toujours une forte disparition des exemplaires individuels peu après la date d'émission, car les non-collectionneurs les jettent peu après leur réception.
Cependant, cette observation pourrait ne pas être vraie pour un document destiné essentiellement aux collectionneurs. On peut donc soupçonner que très peu d’exemplaires originaux ont été détruits.

Ajoutons à cela le fait qu'elles ont été produites en langue française pour être utilisées uniquement pendant la saison 1900 – une saison où un seul affrètement privé français était prévu – limite encore davantage la taille du marché potentiel.

Une estimation raisonnable tenant compte de ces observations pourrait être proche d’une ou deux centaines d’exemplaires seulement subsistant actuellement.

Fig. 2 : Carte dépliée, non utilisée, face extérieure.



La carte dépliée (y compris la bande détachable) mesure environ 145 mm x 195 mm, et présente une surface bleue à l'extérieur et une surface crème à l'intérieur. La bande marginale gommée, perforée 11½, est à découper à réception, afin de pouvoir déplier la carte, et accéder au message sur la face intérieure.

1. Les illustrations :

Les cartes montrent deux dessins artistiques, l’un à l’extérieur, le second à l’intérieur du document.

1.A. Le premier dessin, illustré ci-dessous, dans la figure 3, représente vingt personnalités nationales de différentes capitales. On suppose que, afin de remplir le cadre de manière assez élégante, le dessinateur a positionné beaucoup d'entre elles à des emplacements délibérément incorrects ; Par exemple, Athènes se trouve placé à l'est de Constantinople, et le Caire bien à l'est de sa position réelle. Le politiquement correct n’existait pas en ces temps plus simples, et l’artiste en a pleinement profité pour tirer le meilleur parti de chaque représentation.

Certains personnages sont reconnaissables : John Bull à Londres (NB : John Bull est le nom d'un personnage symbolisant le Royaume-Uni, et plus précisément l'Angleterre), l'Oncle Sam à New York et le Kaiser à Berlin. Chacune des personnalités nationales est reliée par une ligne téléphonique à un Inuit indigène au « bureau central Pôle Nord » et au « bureau du New York Herald », via une « ligne spéciale vers le Pôle Nord » (étiquetée en anglais, ce qui est inattendu).
L'explication est que le monde reçoit des bulletins réguliers sur les progrès de la course au Pôle directement à partir des débris gelés des expéditions.
Le navire de Nansen, le Fram, se détache sur l’horizon, avec une représentation d’Otto Sverdrup tel un ours rampant apparemment vers le pôle. Les Inuits annoncent que Sverdrup est en vue, s'approchant du Pôle.

NB : Otto Neumann Sverdrup, (1854-1930) est un explorateur et marin norvégien. Il participe à plusieurs expéditions dans les régions de l'Arctique. Il s'agit de l'une des trois grandes figures des expéditions polaires norvégiennes, aux côtés de Nansen et Amundsen.

Le dessin est signé A Sörensen, 1900.

Les cartes ont été imprimées en deux types en 1900.

Fig. 3 : illustration extérieure de la carte-lettre.


Type 1. Une fois dépliées, les lignes d'adresse, le texte associé et l'étiquette de valeur sont imprimés jusqu'au premier dessin, montrant de nombreuses personnalités nationales, thème : le téléphone du réseau téléphonique arctique. Les caricatures de Tombouctou et de Madrid ont leurs noms de lieux placés plus bas dans la carte que sur le type 2, et le cadre du dessin est optimisé (119 mm x 80 mm) pour accueillir ce petit plus.

Type 2. Le dessin du téléphone est inversé. Le cadre est plus petit (119 mm x 74 mm) avec les mots ajoutés : « L'expéditeur » (en fait le transporteur) au-dessus du cadre (Fig. 4). Le placement de Tombouctou est désormais plus haut que sur le type 1, et l'Espagnol a les jambes coupées par le cadre, juste au-dessus des genoux.

Fig.4 : Carte au type 2 : cadre plus petit, mention « L’expéditeur » en haut à gauche du dessin.
(source collection Serge Kahn).


À tous autres égards, les dessins des cartes du type 2 sont identiques à celles du type 1.

Il est probable que les cartes au type 2 aient été commercialisées à plusieurs endroits, M. Grimsgaard disposant d'une autorisation spéciale pour modifier la carte afin de permettre l'insertion du nom de son entreprise. Grimsgaard, le libraire, était un membre éminent du Kristiania Filatelist Klubb en 1900, et c'est donc tout naturellement qu'il a pu proposer les cartes à la vente. Elles sont cependant très rares.

1.B. Le deuxième dessin, visible uniquement sur la face intérieure du document, est beaucoup plus intéressant et regorge de nombreuses blagues visuelles (Fig.5).
Le thème est une procession d'explorateurs courant vers le pôle. Les personnages représentés semblent être tirés de la saison 1895 avec quelques ajouts. Nous voyons un panneau indiquant le poteau et une couronne de laurier roulant, bien hors de portée des participants. C’est, visiblement la récompense du vainqueur.

En tête du peloton se trouve Fridtjof Nansen, monté sur un ours polaire en charge, avec Hjalmar Johansen accroché à sa veste. (NB : Fredrik Hjalmar Johansen (1867 – 1913) était un explorateur polaire norvégien). Alors que Fram était pris dans les glaces en 1895, Nansen et Johansen tentèrent d’atteindre le Pôle à pied, atteignant finalement 86º 14'N, alors une latitude record, avant d'être battus par la météo et de se diriger vers la Terre François-Joseph. Là, ils ont rencontré Jackson, qui les a ramenés à Tromsø, où ils ont retrouvé le Fram et son équipage, dégagé des glaces peu avant.

Fig.5 : dessin de la face intérieure de la carte.


Derrière Nansen se trouve Otto Sverdrup, avec sa moustache caractéristique en forme de guidon, chevauchant un renne. Sverdrup a l'air très sérieux. Derrière lui se trouvent Robert Peary et sa femme alors (1895) enceinte. Marie, la fille de Peary, a été le premier enfant blanc à naître dans le cercle polaire arctique. Peary porte le drapeau américain et marche fièrement aux côtés de sa femme, tous deux en raquettes. Peary transpire abondamment, peut-être pour nous montrer le poids des espoirs américains qu'il porte. Jackson le suit avec un télescope très exagéré, et derrière lui, le duc des Abruzzes se tient debout sur le dos d'un traîneau, les bras croisés et la poitrine gonflée, tandis que son chauffeur fait travailler l'attelage de chiens sous le drapeau du duc. On les voit passer devant un navire non identifié coincé dans les glaces. Derrière eux, un autre attelage de rennes incomplet (non identifiable) entre dans le cadre, tandis que deux ballons au-dessus (Svea et Oern ?) semblent se déplacer à grande vitesse dans la mauvaise direction.

Un groupe composé de membres de la royauté, avec d'autres sponsors et supporters, regarde la course en sécurité derrière une enceinte clôturée : on trouve, un très grand et décrépit roi Oscar II de Norvège et de Suède, le roi italien Umberto, avec ses moustaches de mouton, le baron A. E. Nordenskjöld l'explorateur suédois (1869-1928), le baron Oscar Dickson, un industriel suédois, et Alexander Sibiryakov, un industriel russe. Cette image est plutôt petite, mais elle est agrandie dans la figure 6 ci-dessous.

Fig.6 : L’enceinte des sponsors.


Deux Inuits rieurs, ainsi qu’un morse, regardent tandis que l’ours polaire de Nansen semble sur le point de tomber dans un trou de glace. Peut-être que le caricaturiste nous fait savoir que le prix est impossible à obtenir sans l'utilisation de techniques de survie inuites, un élément que Peary et Amundsen ont réalisé plus tard à leur grand bénéfice.
Walter Wellman, dont les précédentes tentatives d’atteindre le Pôle n'avaient pas réussies, regarde également depuis un point d'observation élevé. On le voit se frottant l'œil droit comme s'il pleurait pour montrer son chagrin. Ceci est encore un autre petit détail, et est montré considérablement agrandi dans la figure 7 ci-dessous.

Fig.7 : Wellman pleureur.


Une petite image (Fig.8) montre également Heinz Kohler (explorateur), Lerner et Lagerheim (envoyé suédois à Berlin), cachés dans un igloo duquel dépasse un télescope, et peut-être un drapeau allemand. Un panneau au-dessus de l'entrée nous indique que ces personnages se trouvent sur l'île de Barents, à l'est de l'archipel du Svalbard. Lors de l'assaut du pôle en 1895 par Ekroll, Jackson, Peary et Nansen, ces trois-là étaient regardés avec méfiance et évités parce qu'ils étaient considérés comme des espions de la presse ou même des parasites.

Fig.8 L’igloo.


Le cortège de personnages oscille autour des mots « Paris-Nordpolen, 1900, aller & retour, 1 Franc. ». (En énonçant une évidence : un franc équivaut à cent centimes et il est donc raisonnable de conclure que la valeur du fac-similé du timbre de 100, côté adresse, est en centimes.

Ce dessin est signé Othar Holmboe.

2. Les utilisations :

Ces cartes-lettres humoristiques « Nordpolen Telefonscentral » adressées au Spitzberg, étaient censées être transportées sur la route Paris-Tromso-Spitzberg-Cap Nord-Tromso-Paris.

Une étude portant sur quelques dizaines de cartes utilisées révèle un modèle d'utilisation qui n'a pas toujours suivi ce périple. Il semblerait qu’il existe trois modèles « d’utilisation » :

La première utilisation est peut-être celle voulue par les initiateurs de la carte : Quel que soit leur point d'entrée dans le système postal, les cartes portent toutes des timbres à date circulaires du Spitzberg du 6 ou du 8 août 1900 (Fig.9), puis du Nordkap, du 13 août 1900.

Fig. 9 : TAD : Spitsbergen SP.EXP. du 08 VIII 00 et Nordkap 13 VIII 00.


Pour toutes ces cartes, une chronologie logique d'utilisation est visualisée depuis le point de dépôt jusqu'à la destination d’arrivée. La carte passe par Tromso avant et après passage au Spitzberg et à Cap Nord.
Les destinations observées sont: Paris, Bruxelles, Hidelsheim, Copenhague, Prague, Blackheath (au sud-est de Londres), Kristiania (Oslo), parmi les adresses et cachets postaux.

Nous savons, grâce à l’étude des registres d'expédition de Lloyds, qu'aucun navire de croisière (régulier) n'a visité le Spitzberg cette année-là et que, par conséquent, toute utilisation planifiée doit avoir été effectuée via un affrètement privé. Seul le « Ceylon » a été affrété par la France. Cependant, on ne peut pas conclure avec certitude que le « Ceylon » était le navire utilisé pour le transport de ce courrier particulier, car, bien qu'il ait visité le Spitzberg en 1900, pour une croisière privée, il y a des doutes concernant les correspondances de dates.
Cependant, un autre navire, le « SS Auguste Victoria », affrété par la HAL (Hamburg America Line) a croisé au Spitzberg en 1900. Sachant que Johannes Holmboe Giæver était le représentant de la HAL à Tromso, il n’est pas impossible que ce navire ait transporté des cartes-lettres au Spitzberg pour son compte, bien que, là également, les dates ne semblent pas concorder.

Fig.10: Carte postale avec le cachet du navire « Auguste Victoria «  de 1900.

Fig.10: Carte partie de France (TAD « Paris-étranger ») le 22 juin 1900, arrivée à Tromso le 28 juin, oblitérée du Spitzberg le 8 août, puis de Cap Nord le 13 août, retour à Tromso le 16 août et envoi à Hildesheim en Allemagne où elle parvient le 23 août 1900.

C’est donc le périple normal pour lequel ces cartes ont été créées.


Dans ce premier groupe, une carte particulière a été rencontrée, elle porte également l'annulation du 6 août 1900, mais n'atteint sa destination en Tchécoslovaquie que l'année suivante, en novembre 1901.

Fig.11: Carte au départ de Paris (TAD « Rue Dufresnoy ») le 8 juin 1900, passée par Tromso le 12, au Spitzberg le 8 août, à Cap Nord le 13 août, retour à Tromso le 16 et arrivée à Bruxelles le 23 août.


2) La seconde utilisation comporte des cartes qui portent toutes des oblitérations de Nordkap du 18 juillet 1901 et du Spitzberg du 6 août 1901, donc dans le sens inverse du périple normal. Plusieurs d’entre elles portent également une oblitération de Tromsø du 6 septembre 1901. Deux des cartes ont commencé leur voyage en 1900, et sont peut-être deux des trois ou quatre cartes prétendument transportées lors de l'expédition Baldwin (Bade ?) depuis Tromsø, en direction de la Terre François-Joseph avant de se rendre au Spitzberg. Toutes ces cartes atteignent leur destination en septembre 1901. Une autre partie pour l'Allemagne arrive en 1903, revêtue de l'oblitération ovale Kong Harald à Nordkap le 1er août 1903.

Fig.12: Carte partie de Paris en juillet 1900, débute son périple à Tromso le 17 juillet 1901, passe par Cap Nord le 18 juillet, le Spitzberg le 6 août, retour à Tromso le 8 août, et arrivée à Malmö en Suède le 11 septembre.


3) Le troisième modèle d'utilisation inclut « le reste ». Une carte est allée au Spitzberg le 1er septembre 1901 et est arrivée à Helledalen le 12 octobre 1902. Trois cartes ont été achetées et utilisées (inter)nationalement sans aller au Spitzberg. On note les trajets de Kristiania à Trondheim, Bergen à La Haye et Paris à Manchester.

Fig.13: Deux cartes qui n’ont pas voyagé, ni à Tromso, ni au Spitzberg.
Celle de droite a été acheminée de Paris à Manchester les 13 et 14 juin 1900.
La seconde ci-dessous a été acheminée de Paris vers la Belgique les 26 et 27 mai 1900.


4) Signalons une de ces cartes-lettres utilisée en 1905 adressée en Ecosse et portant un cachet ovale de Hvalheim. Nous soupçonnons que cet exemplaire provient d'un passager sur le S.S. Vectis car il a dû être obtenu en 1900, ou peut-être plus tard auprès d'un revendeur, et conservé pour être utilisé lors de la croisière de 1905.     




Enfin, comme c'est le cas le plus souvent avec les courriers du Spitzberg, les cartes postales doivent avoir des timbres « appropriés » apposés afin de payer les frais de port à l'intérieur des frontières nationales ; ces cartes-lettres apparaissent avec ou sans timbres supplémentaires. Il s’agit le plus souvent de timbres français au type « Sage » ou de timbres de Norvège au type Cor de Poste (Fig.15 ci-dessus sur une carte du type de la seconde utilisation).

Il reste encore des découvertes à faire autour de ces cartes-lettres très spéciales de 1900.

Jean GRILLOT
Rédigé avec l’aide de documents publiés par la Scandinavia Philatelic Society.