Préambule.
Suite au premier chapitre consacré aux mammifères marins de l’archipel de Kerguelen, nous abordons ici les oiseaux mythiques des eaux australes que sont les albatros. Déjà, pendant le voyage, dès le trentième parallèle Sud, nous prenons l’habitude de les voir voler derrière le « Marion-Dufresne ».
L’administration des Terres Australes et Antarctiques ne s’y est pas trompée puisqu’elle a émis de nombreux timbres les concernant.
Parmi les espèces d’albatros présentes dans l’archipel des Kerguelen, nous pouvons citer les 3 espèces les plus facilement observables:
L’albatros hurleur (ou grand albatros),
L’albatros fuligineux à dos clair,
L’albatros à sourcils noirs.
I – GENERALITES. Les albatros sont des oiseaux marins qui vivent en pleine mer en se laissant porter par les vents dominants d’ouest dans l’hémisphère sud (40èmes rugissants et 50èmes hurlants). Ils peuvent, grâce à l’envergure de leurs ailes (plus de 3 mètres pour certains), survoler l’océan sans effort pendant plusieurs heures et parcourir ainsi jusqu’à 1000 kilomètres par jour. Leurs ailes restent quasiment immobiles, ils n’ont qu’à en adapter les extrémités (leur main) pour changer de direction et pour tenir compte de la force du vent. Ils se posent sur la mer et en redécollent facilement grâce à leurs deux pattes fortement palmées. Ne pouvant pas battre leurs ailes très longtemps, les albatros sont dépendants des vents pour se déplacer. La nuit, ils se posent sur l’eau pour dormir. On ne se lasse pas d’observer leur vol tellement c’est magnifique lorsqu’ils suivent le Marion Dufresne. |
Les albatros ont un bec long corné. Deux narines tubulaires sont situées le long de la mandibule supérieure qui se termine en crochet très pointu. Ils se nourrissent uniquement de jour principalement de poissons, de calmars pêchés en surface et de cadavres. Il semble que les plus petites espèces (Albatros à bec jaune…) soient capables de plonger jusqu'à 5 mètres.
Ils se rendent sur terre uniquement pour se reproduire. Là, les femelles pondent un œuf unique qui est couvé à tour de rôle par les deux parents sur des nids assez imposants constitués de terre et de végétaux, le tout rembourré de plumes et d’acaena. Puis, les deux adultes nourrissent à tour de rôle leur poussin. Les albatros nichent soit en colonies (albatros à sourcils noirs) ou seuls (albatros hurleur et albatros fuligineux). Les albatros, comme la plupart des oiseaux de mer, sont des espèces à stratégie « K », c’est-à-dire d’espèces dont les individus ont une durée de vie importante (de 50 à 60 ans) avec un taux de reproduction faible impliquant un investissement des deux parents pour nourrir les poussins. Pour exemple, les albatros hurleurs ne se reproduisent qu’une fois tous les deux ans avec la ponte d’un seul œuf. En 1974, on savait peu de choses sur les albatros. Seules des observations de dénombrement étaient réalisées (baguage et lectures de bagues). |
Ainsi, grâce à la lecture des bagues, on sait que les albatros sont fidèles à vie à leur partenaire et qu’ils reviennent nicher au même endroit. Les albatros sont capables de parcourir de très distances en peu de temps. Par exemple un albatros hurleur, bagué très jeune à Kerguelen, au sud de l'Océan Indien, a été retrouvé dix mois plus tard sur la côte chilienne, après avoir parcouru quelques 18 000 kms. On a aussi récupéré des albatros, bagués à Crozet, en mer de Tasmanie.
La miniaturisation de l'électronique a permis, depuis 1989, d'équiper certains albatros de balise Argos afin de les suivre en mer. Ainsi, on a montré qu'ils peuvent se déplacer de plus de 900 kms par jour avec une vitesse de croisière de 50 à 90 km/h. En 2004, une étude a montré que l'oiseau le plus rapide a parcouru 22 545 kilomètres en seulement 46 jours. Aujourd’hui, l’Union Internationale pour la Conservation de la Nature (UICN) considère que le statut de conservation des albatros des TAAF est défavorable et que certaines espèces sont menacées d’extinction à cause notamment de la pêche dans l’océan austral remontant à la fin des années 1960 et plus récemment de la pêche de la légine (*). Les filets maillants dérivants ayant été prohibés à cause du manque de sélectivité dans les prises, les bateaux de pêche de la légine (*) se sont équipés de palangre consistant en une ligne de plusieurs kilomètres de long munie de nombreux hameçons avec appâts. (*) La légine australe est un poisson des mers froides australes dont la chair est très appréciée depuis les années 1990, notamment en Amérique du Nord et au Japon. Les albatros, attirés par les poissons pêchés ou les appâts, sont pris dans les hameçons et meurent par blessure ou noyade. La mort dans ces conditions d’un parent entraîne inévitablement la mort du poussin puisqu’il n’est plus nourri que par le parent restant, ce qui est évidemment insuffisant. De plus, la formation d’un nouveau couple par le parent restant n’est pas immédiate. Ainsi, les populations d’albatros diminuent rapidement. Cependant, des mesures relatives aux techniques de pêche à la palangre ont été prises aussi bien dans la ZEE de Kerguelen (Zone Economique Exclusive) que dans l’océan austral, à savoir : V. Lestage des lignes. V. Mise à l’eau des lignes au crépuscule puisque les albatros se reposent. V. Vitesse réduite des bateaux pendant les phases de pêche. V. Mise en place de banderoles flottant à l’arrière des bateaux empêchant les oiseaux de se jeter sur les poissons lors de la remontée des lignes. Des articles parus dans le courrier de la Nature en 2015 (édité par la Société Nationale de Protection de la Nature SNPN N° 291 Spécial Pôles) et dans le Supplément du Quotidien de la Réunion consacré aux 60 ans des T.A.A.F (3 Octobre 2015) montrent que ces mesures sont efficaces. II – L’ALBATROS HURLEUR. Lors de mon hivernage en 1974, j’admire à plusieurs reprises sur les terrains plats de la presqu’île du Prince de Galles des albatros hurleurs appelés également grand albatros (nom scientifique Diomedea exulans). A l’âge adulte, le grand albatros a une envergure de 2,5 à 3,5 mètres, son poids variant de 6 à 11 kilos. Tout le corps est blanc, à l'exception du bout de ses ailes (rémiges) qui est noir. On estime la population de l’albatros à environ 1000 couples nicheurs à Kerguelen. |
Ces albatros géants ont besoin d’un long terrain plat pour pouvoir courir afin de décoller face au vent et de s’envoler car ils ne peuvent pas voler en battant leurs ailes trop grandes. Quant à l’atterrissage, ils déploient leurs ailes contre le vent et courent une fois touché le sol (un peu comme des parachutistes).
Les différentes scènes auxquelles j’assiste à différentes périodes de mon séjour comprennent notamment une parade nuptiale, une femelle en train de couver et un poussin sur son nid. La parade nuptiale La formation d'un couple prend plusieurs années. Mais une fois formé, ce couple ne se rompt qu'à la mort de l'un des 2 conjoints (et ils peuvent vivre 60 ans). Avant l’accouplement, les albatros s’adonnent à une parade amoureuse qui dure de 15 à 30 minutes. Un soir, je vois une parade nuptiale dont j’admire la chorégraphie qui comprend des croisements et des claquements de bec, des face à face avec ou sans déploiement d’ailes, des danses d’une patte à l’autre, le mâle allongé devant la femelle… J’en photographie quelques phases que je vous livre ici. |
La ponte et la couvaison.
L’albatros hurleur niche isolément et pond un seul œuf (d’environ 500 grammes) sur un grand nid constitué d’un monticule de boue garni d’acaena. La ponte a lieu vers fin décembre et l’éclosion un peu plus de deux mois après. La femelle couve ses œufs pendant 20 à 30 jours sans boire et sans manger. Ensuite, le mâle et la femelle se relaient pour couver l'œuf à tour de rôle pendant une période allant de 70 à 80 jours (la plus longue période d'incubation chez les oiseaux). De temps en temps, l’albatros géant se lève pour retourner avec son bec l’œuf qu’il couve. Si l'œuf est détruit, l’albatros géant n’en pond pas d'autre. Compte tenu du fait que le temps d'incubation et de croissance de l'unique poussin dure 11 mois, l’albatros hurleur ne se reproduit qu’une fois tous les 2 ans. |
Le poussin, après l'éclosion est gardé pendant trois semaines jusqu'à ce qu'il soit assez grand pour conserver sa température. Le plus photographié à Kerguelen en 1974 est celui qui se trouve à une cinquantaine de mètres de la cabane de la Roche verte. Les photos suivantes le montrent à plusieurs stades de son évolution sur environ 10 mois.
Les premières semaines, le jeune poussin, ayant encore un duvet très important, reste sur son nid où il est nourri à intervalles réguliers alternativement par chacun de ses deux parents qui mâchent en régurgitant la nourriture avant de la donner au petit (calamars, petits poissons et huile fabriquée par les adultes dans leur gésier). Puis, il est nourri ensuite moins souvent afin qu’il soit incité à quitter le nid. A ce stade (vers 6-7 mois), il a quasiment perdu son duvet et pris son plumage définitif. Sa croissance est lente. Enfin, après avoir essayé ses ailes (vers 9 mois), le jeune albatros s’envole sans l’aide de ses parents pour naviguer au-dessus de la mer pendant 5 à 6 ans. Il ne reviendra qu’à l’âge adulte sur terre non loin de là où il est né. Une fois le petit parti, le couple se sépare pendant une année complète à la fin de laquelle ils se retrouvent à l'emplacement de leur ancien nid, et le cycle de reproduction recommence. |
III – L’ALBATROS FULIGINEUX A DOS CLAIR. Sur la presqu’île du Prince de Galles, entre la cabane de la Roche Verte et le Pointe Suzanne se trouve une falaise nommée Cap Milon. On y trouve quelques couples d’albatros fuligineux à dos clair. Ceux-ci nichent en hauteur sur cette falaise difficile d’accès plongeant dans l’océan. Du fait de l’exposition de la falaise au vent, il est très facile pour cet albatros de décoller sans élan en se lançant dans le vide, un peu comme les adeptes de parapente en montagne. Il existe d’autres petites colonies de fuligineux à Kerguelen, notamment l’une implantée à 5-6 kilomètres de la mer, en descendant depuis les « Hauts de Hurlevent » dans le cañon des sourcils noirs dont il est question dans le chapitre suivant. |
Pour être plus précis, l’albatros fuligineux de Kerguelen est du type « à dos clair ». Nom scientifique : « Phoebetria palpebrata ».
Il a une envergure d’environ 2 mètres pour un poids de 3 Kg. Comme sur les photos jointes, il est de couleur grise avec la tête plus foncée. Son bec est noir tandis que son œil est entouré de blanc. Sur cette photo, il faut remarquer l’acaena qui est vierge de prédation par les lapins. L’albatros fuligineux, comme les autres albatros ne pond qu’un œuf sur son nid constitué d’un monticule en terre dont le sommet a une forme de cuvette. Cet œuf, pondu début décembre, est couvé pendant environ 70 jours. Une fois le poussin né, il est nourri alternativement par chacun de ses parents tous les 5-6 jours. Le poussin ne s’envolera que vers fin mai, soit 4 mois après l’éclosion de l’œuf. Le petit a un duvet très fin et une tête ressemblant à celle d’un clown. |
Le jeune albatros fuligineux reviendra trois ans plus tard pour former un couple qui durera pendant toute son existence. Son taux de reproduction est très faible puisqu’il ne se reproduit que tous les 2 ans. De plus, on estime que le premier oisillon naîtra au bout de 10/11 ans.
L’albatros fuligineux de Kerguelen ne suit pas les bateaux. Il se nourrit dans les eaux antarctiques et sa durée est de l’ordre de 50 ans. L’estimation de sa population dans l’archipel des Kerguelen varie entre 3000 et 5000 couples. Note : En décembre 1975, trois couples d’une autre espèce d’albatros fuligineux, l’albatros fuligineux à dos sombre (Phoebetria fusca) ont été aperçus à Kerguelen semble-t-il pour la première fois. Ils nichaient dans une des 2 colonies d’albatros à sourcils noirs (cf. publication L’oiseau et Revue Française de l’Ornithologie, V48, 1978). IV – L’ALBATROS A SOURCILS NOIRS. En décembre 1974, j’ai la chance d’aller, avec quelques autres hivernants, au cañon des sourcils noirs qui est situé au Sud-Est de la Grande Terre de Kerguelen derrière la presqu’île Ronarc’h et à l’extrémité de la presqu’île Jeanne d’Arc. Le bateau nommé « La Japonaise » nous laisse au Halage des Naufragés qui sépare ces 2 presqu’îles. Ce navire abandonné par un navire de pêche japonais et retrouvé échoué a été aménagé pour les activités relevant de la biologie marine avec possibilités de dragages et de mesures océanographiques (hauteur d’eau, température, salinité…). Ensuite, après avoir parcouru une dizaine de kilomètres sur les « Hauts de Hurlevent », nous installons notre campement dans une vallée à proximité des albatros à sourcils noirs. Après avoir passé la nuit sous la tente, nous grimpons sur la falaise qui tombe à pic dans l’océan indien et sur laquelle nous pouvons enfin approcher ces oiseaux. |
L’albatros à sourcils noirs (Diomedea melanophris) a un poids de 3 à 5 kg et une envergure d’environ 2,10 m à 2,5 m. Les signes caractéristiques le distinguant des autres albatros sont d’une part la ligne noire prononcée au-dessus de son œil (d’où son nom de sourcils noirs) et d’autre part le dessous de ses ailes comprenant une assez large ligne noire entourant la plage blanche centrale.
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L’albatros à sourcils noirs se reproduit tous les ans dans deux grandes colonies dont on estime la population à 1 200 couples et qui sont situées à flanc de falaises. Ainsi, il n’a aucune difficulté à s’envoler contrairement à l’albatros hurleur.
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Les couples arrivent en septembre et pondent leurs œufs (1 seul par couple) vers mi-octobre sur des nids d’une hauteur très importante faits de terre comme on peut le constater sur les photos. Après avoir été couvé pendant environ deux mois, l’œuf éclot début janvier. On profite de la période de couvaison pour réaliser des opérations de baguage.
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Les nids étant très proches les uns des autres, il arrive fréquemment que les albatros se chamaillent lorsque l’un n’atterrit pas à côté de son nid l’obligeant ainsi à marcher entre les nids des autres. De même, quelques conflits ont lieu avec des cormorans qui nichent eux aussi en nombre important sur les falaises. Pour se mouvoir à l’intérieur de la colonie, nous devons être très vigilants du fait que le terrain à flanc de falaise est dangereux et très glissant. De plus, nous devons déranger le moins possible les albatros. Par exemple, lorsqu’on veut photographier un œuf, il faut déplacer tout doucement l’albatros, puis une fois les photos terminées attendre que l’albatros à sourcils noirs ait repris sa couvaison, ceci afin que les prédateurs ne gobent pas son œuf.
L’albatros à sourcils noirs peut plonger jusqu'à 6 m dans l’eau. Il pêche sur le plateau continental de Kerguelen dans une limite de quelques centaines de kilomètres autour de la colonie, donc à proximité des zones de pêche. De ce fait, cette espèce est – ou a été – beaucoup plus sensible que les autres aux effets néfastes de la pêche à la palangre. Au retour du cañon des sourcils noirs, en attendant « La Japonaise », j’admire avec mes compagnons un léopard de mer que je photographie sous tous les angles. |